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Légumineuses : vers une révolution fourragère «altruiste»

Espèces devenues mineures, les légumineuses prairiales poussent néanmoins depuis vingt ans l’élevage de ruminants à une seconde révolution fourragère portée vers le bien public. Bilan d’étape aux journées de printemps de l’Association française pour la production fourragère.

 

Un frémissement sûr. Le signe avant-coureur d’une ère des légumineuses, cela reste à confirmer. En mars, l’Association française pour la production fourragère consacrait deux journées à ces estimables dicotylédones dont l’élevage redécouvre les qualités.

 

«Quoi de neuf?» s’interrogeait benoîtement l’AFPF en titre du foisonnant colloque. Tous les dix ans environ l’association basée à l’Inra de Versailles remet la sempiternelle question des légumineuses sur le tapis. Chercheurs et spécialistes des instituts nous rappellent d’abord combien l’âge d’or de l’après-guerre avec ses pures et innombrables prairies de luzerne et de trèfle violet est
loin derrière nous et révolu.

 

En 1960, les éleveurs français cultivaient trois millions et demi d’hectares de prés légumineux, à 80% implantés avec ces deux espèces. Cela représentait un hectare de terre arable française sur six. Il n’en subsiste que 365 000 hectares environ. Et sur ce compte, les 65 000 correspondent aux champs de luzerne récoltées pour la déshydratation.

 

Tombées de leur piédestal, les légumineuses prairiales n’occupent désormais qu’une place mineure et discrète. Elles représenteraient 15% des fourrages consommés par les ruminants. Estimation à la louche car la très grande majorité de ces plantes sont cultivées en mélanges, associations avec diverses graminées. De fait, elles n’existent dans la statistique agricole qu’en tant que prairies temporaires.

 

C’est par ce biais de l’anonymat qu’elles ont amorcé leur retour, long et lent chemin qui les a vus recoloniser le territoire dévolu à « l’herbe». Plus des deux tiers, 70% peut-être, des prairies temporaires semées en France aujourd’hui contiendraient des légumineuses. Selon des estimations de l’Inra, l’ensemble des prairies mixtes ramenées en équivalent de cultures pures de légumineuses représenterait une sole de 1,7 million d’hectares pour la France. Tout cela est approximatif car il faudrait faire le tri entre présence anecdotique et contribution décisive de ces plantes à nourrir les bestiaux.

 

Légumineuses : 35 à 40 % des prairies françaises

 

D’autres évaluations avancées lors de ces journées se fondent sur les surfaces en herbe où ces fourragères compteraient au minimum pour 20 à 30%au printemps et 40 à 50% l’été ou le début d’automne. A cette aune, les légumineuses auraient colonisé un territoire équivalent à 35 à 40% des prairies temporaires de notre pays. Cela n’est pas rien. Le signe, certes peu visible, d’une révolution fourragère qui n’en porterait pas le titre tant elle a pris son temps, au point de passer presque inaperçue.

 

Elle balbutie dès les années 80, sous la force impulsive d’un agriculteur breton, chantre de la prairie pâturée de trèfle blanc associé au ray-grass anglais. Qualité et quantité de fourrage à moindre coût (de fumureminérale, de récolte), l’innovation est relayée très vitepar les instituts et fermesexpérimentales, puismiseenoeuvre largement dans les élevages laitiers de l’Ouest durant la décennie suivante.

 

Suivent les prairies de graminéesassociéesau trèfleviolet,mieuxadaptées à la fauche, les prairies dites multi-espèces destinées aux troupeaux allaitants et, plus récemment encore, l’introduction de la luzerne dans les assolements des élevages laitiers, en culture pure mais aussi en association. Selon Benoît Rouillé de l’Institut de l’Elevage, les informations collectées via les Réseaux d’élevages révèlent que, en 2015, la luzerne est cultivée dans une exploitation laitière sur quatre. Dans ces fermes, elle occupe une place toutefois limitée, en moyenne huit hectares, ce qui représente seulement 2% de la surface fourragère totale (SFP).

 

Autre entrée à pas feutrés, celle des associations annuelles de céréales et protéagineux du type triticale, avoine, pois ou vesces. Les légumineuses concourent là à la résurrection des «méteils». Cesmélanges céréaliers courants au dix-neuvième siècle associaient jadis le blé et le seigle. Il s’agissait, quels que fussent les aléas, de garantir en terre moyennement fertile un bénéfice plus grand que les deux cultures séparées. Le même principe de souplesse adaptative aux variations de milieu et de productivité supérieure prélude aujourd’hui à ces emblavements mixtes. Ils sont quasi généralisés en bio et de plus en plus
fréquents par ailleurs.

 

Récoltés en ensilage, ils sont adaptés aux bovins ayant des besoins modérés comme les vaches allaitantes, les génisses laitières ou les vaches taries expliquent conjointement Jean-Claude Emile de l’Inra de Lusignan et Jean-Paul Coutard de la ferme expérimentale bio de Thorigné-d’Anjou. En enrubannage et en foin, ils sont devenus très fréquents dans les élevages laitiers caprins et ovins où ils peuvent représenter jusqu’à 100% de la ration fourragère. Récoltés en grains, ils fournissent un concentré relativement équilibré pour des vaches allaitantes,  dès lors que la proportion finale de pois est d’aumoins un tiers.

 

Cette révolution silencieuse à sonmot d’ordre: produire au moindre coût un fourrage de qualité équilibrée entre énergie et protéines. Ceci en lieu et place des cultures simples de graminées voire demaïs, qui elles ont encommun d’être pauvres en matières azotées tout en étant gourmandes en engrais azoté. «Les vaches laitières ont besoin de 14 à 16% de matières azotées totales (MAT) dans leur ration alors que les fourrages ont une richesse très variable, allant de 7 à 22%» résume Benoît Rouillé.

 

Tout l’intérêt d’introduire les légumineuses fourragères est de faire pencher la balance vers le haut en vue de limiter le besoin de complémenter au moyen d’aliments concentrés. Si les éleveurs de ruminants se préoccupent d’une meilleure autonomie de leurs systèmes fourragers vis-à-vis des intrants et de leurs coûts, cemoteur de changement a d’autres vertus, à ce jour peu ou pas reconnues. Ainsi l’élevage de ruminants et notoirement celui des bovins est de très loin le premier artisan du déploiement des multiples services écologiques offerts par les légumineuses dans nos écosystèmes cultivés. Premier d’entre eux, la fixation symbiotique de l’azote de l’air par les bactéries associées à leurs racines.

 

Elle joue un rôle majeur dans l’entretien de la fertilité des sols de la nation. Sa contribution à l’agriculture française est extrêmement faible. Sur six kilos d’azote mis à la disposition des plantes  cultivées, unseul provient de cette voie biologique. Tout le reste étant fourni par des engrais dont la synthèse énergivore alourdit fortement l’empreinte carbone de la production agricole. Or de ce kilo d’azote «gratuit» fourni par les légumineuses, l’élevage de ruminants est de loin le premier pourvoyeur: lesquatre cinquièmes de l’azote d’origine symbiotique en France sont fixés par les prairies temporaires et permanentes grâce à leurs hôtes.

 

Quand le trèfle joue au yoyo

 

En élevage bio, ce service propre aux légumineuses fourragères est une condition sine qua non. Une prairie de graminées pures non azotées écope en effet de la double-peine: « faible productivité et basses teneurs en MAT» souligne Jean-Paul Coutard. A l’échellede la ferme France, c’est aussi le levier numéro un pour atténuer le déficit abyssal de matières riches en protéines. Il demeure de 50% malgré la disponibilité accrue en tourteaux de colza et de tournesol.

 

L’élevage bovin est le plus avancé. Cependant durant ce colloque, on aura saisi les limites actuelles d’une révolution encore loin de son terme. Celle-ci repose sur un nombre très limité d’espèces et de modes de valorisation. Le trèfle blanc en tête est la plus développée car la plus facile à mettre en oeuvre. Il s’agit de la légumineuse la plus ingestible et dotée de la meilleure digestibilité. En l’associant au ray-grass anglais pour le pâturage, les éleveurs laitiers en retirent d’avantage de souplesse.

 

Quand sol et climat sont favorables, la productivité de la prairie est ainsi améliorée comme la production de lait. L’association fonctionne sans apports azotés mais aussi avec des niveaux élevés comme le montrent des essais en Irlande, où les gains de productivité atteindraient deux tonnes de matière sèche à l’hectare. Le trèfle violet est de son côté l’ingrédient phare d’associations pour la fauche avec sa capacité de produire rapidement une masse de fourrage. Les autres espèces prairiales restent mineures. Sain foin, lotier corniculé, vesces, trèfles incarnat  ou d’Alexandrie, sont d’usages limités et particuliers (engrais verts, intercultures, plantes compagnes). Le trèfle blanc s’impose par sa longévité. Presque toutes les autres espèces communes régressent après un, deux ou trois ans.

 

Autre limite, à laquelle n’échappe aucune prairie mixte : la grande variabilité de leur production en quantité et qualité, selon les parcelles, les années et entre chaque cycle. Leur contribution très imprévisible joue au yoyo. Le trèfle blanc peut être tantôt absent, mineur ou dominant selon les années, les saisons et les prairies d’une même exploitation. Les légumineuses sont des plantes capricieuses, exigeantes sur la fertilité du sol, son pH, son drainage. 

 

L’archétype est la luzerne lente à installer qui, si elle passe encore en sols acides moyennant chaulage, ne supporte absolument pas l’humidité en excès. Toutes ces plantes demandent pour croître des températures plus élevées que les graminées printanières. Elles sont souvent en retard dans leur cycle et il faut les attendre quelque peu. 

 

Une banque de services pour l’élevage et les écosystèmes

 

D’autres limites concernent leur valorisation dans les rations hivernales. La luzerne y entre comme palliatif au maïs ensilage, pauvre en protéines, et substitut partiel au tourteaude soja. Mais si ses feuilles sont très riches et digestibles, les tiges le sont beaucoup moins. La récolte en foin est sourced’aléas et de variabilité avec la perte de feuilles. Une solution serait de récoltermécaniquement les parties foliaires seules et de les intégrer dans un concentré de production. L’idée est creusée par la société nantaise Trust’ing qui étudie notamment un outil de récolte adapté.

 

Pour l’heure, enrubannage et ensilage conviennent aux taurillons de viande mais il semble qu’il faille en limiter les quantités aux vaches laitières, sauf à réduire leur production. Dans tous les cas, il faut compenser en ajoutant des kilos de céréales aux rations. La luzerne entraîne en outre des coûts de récolte importants. Aussi, malgré une économie de tourteaux, le gain économique de son introduction dans les assolements semble faible ou nul, estime Nicole Bossis de l’Institut de l’élevage. Mais il n’est pas négatif ! 

Et les éleveurs disent trouver d’abord leur compte dans un meilleur état général des animaux. L’équation économique dépend beaucoup du rapport de prix entre la protéine achetée et la céréale vendue. En l’état actuel, l’intérêt de l’autonomie protéique ne semble pas flagrant à l’échelle de la ferme France qui, depuis cinquante ans, importe du soja, une légumineuse, pour exporter des céréales. 

 

Via l’élevage ruminant, les légumineuses jouent aussi en faveur de la biodiversité des écosystèmes à tous les étages: insectes, faune vertébrée  sauvage, viemicrobienne des sols, etc. Espèces «altruistes», elles le sont y compris pour la nôtre. Elles incrémentent la fertilité des sols cultivés, et  aussi la valeur de nos aliments. Avec des teneurs plus élevées encore que les graminées seules, les foins d’associations sont parmi les plus  propices à enrichir les laits en acides gras polyinsaturés oméga 3, et à  réduire la part des acides gras saturés.

 

Daniel Leconte de l’Inra du Pin au Haras fait ce constat à l’issue du suivi de dix-huit fermes laitières en  Normandie. Il affirme: «Le lait de vaches nourries à l’herbe mériterait un  label. Notre santé et la survie des exploitation sherbagères en dépendent.» S’il manque une chose aux légumineuses pour porter plus avant la révolution fourragère, sans doute est-ce d’un coup de pouce à leur  valeur économique.

 

Le portefeuille des espèces est des plus vastes. Trèfles vésiculé, de Perse, fraise, souterrain, du Caucase, séradelles et coronilles oubliées, vesces innombrables sont une banque de services fourragers pour l’élevage et les écosystèmes, susceptibles d’améliorer  leur résilience. Cette biodiversité utile serait à mettre au centre des politiques futures, semble souhaiter Tomas Garcia Azcarate à la tribune  de ce colloque. Le conseiller et fonctionnaire européen dit regretter le faible verdissementde la PAC en 2014. Son rêve serait, dit-il, de placer les  mesures agroenvironnementales en son centre, non plus à la périphérie,  en vertu d’une nouvelle logique :  « Argent public pour bien public». De quoi  donner leur chance aux altruistes.

Dominique Martin

Horizon n°130 – Avril-Mai 2016